L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

dimanche 26 avril 2015

La Conquête du bonheur de Bertrand Russell, un « petit livre » ?

          Dans son autobiographie, le philosophe britannique Bertrand Russell ( 1872-1970 ) indique sobrement à propos de son livre La Conquête du bonheur paru en 1930 qu’il s’agit d’un « recueil de simple bon sens » qui « eut une vente considérable » grâce aux « lecteurs sans prétention auxquels il était destiné. » (1) Comparée à ses souvenirs détaillés sur la période où il travaillait à ses Principia Mathematica, cette brève note mènerait à penser que lui-même considérait peut-être l’ouvrage comme anodin, voire alimentaire. Russell est-il modeste, ironique ou encore un peu désabusé de n’être pas parvenu à créer une logique à la hauteur de son idéal ?
            Pour nous en tout cas, lecteurs issus de la tradition universitaire française, ce bref traité est presque incongru. Il s’est tellement répété que Russell est un logicien que l’on admet seulement depuis peu que l’œuvre du philosophe soit largement constituée d’articles, de conférences et de traités qui lui valurent en 1950 le prix Nobel de littérature. Ainsi, la transmission des idées de Russell a failli perdre beaucoup en gagnant la case « philosophie analytique ».
            Sont pourtant présents dans La Conquête du bonheur tous ses thèmes de prédilection : son amour des mathématiques et des sciences en général, son dégoût de la morale puritaine, ses engagements dans le féminisme et le pacifisme, sa bienveillance pour l’humanité et sa détestation de tout ce qui lui nuit, son scepticisme modéré, sa méfiance vis-à-vis de la psychanalyse,...

            Mais selon nos critères continentaux pour évaluer le degré philosophique d’un écrit, la forme délibérément simple que le philosophe adopte ferait reléguer son livre au rayon des manuels de savoir-vivre tant nous sommes décontenancés par sa limpidité pourtant plébiscitée Outre-Manche. Russell fait en effet l’économie d’une introduction enflée de définitions, de mise en contexte et de problématique, pour annoncer dans un avant-propos d’à peine vingt lignes son objectif : « C’est dans la conviction que beaucoup de gens qui sont malheureux pourraient trouver le bonheur grâce à un effort bien dirigé, que j’ai écrit ce livre.» (2) Quant au plan, il se limite à deux parties : Les causes de malheur. Les causes de bonheur. Les intitulés de chapitres évoquant le quotidien ( La fatigue ; La famille ) finissent de dérouter le lecteur habitué à des constructions sophistiquées et des termes ardus, quitte à ce qu’ils ne soient que le masque de la banalité.
            De la déroute au mépris, il n’y a qu’un pas expliquant peut-être que la philosophie française, sous l’influence de la philosophie allemande, ne s’est guère intéressée à ce texte ; preuve en est son apparition rare dans les bibliographies. On objectera qu’un large courant de cette même philosophie voue un culte à Nietzsche, écrivain peu académique s’il en est. Mais il l’est justement si peu qu’il fascine par ses envolées poétiques et certains aphorismes obscurs. Fâcheuse manie de croire que seul l’hermétisme recèle de la profondeur. Surtout, en donnant un coup de pied dans la fourmilière,  Nietzsche se fait piquer très fort : maladie incurable, pauvreté, exclusion sociale, insuccès et incompréhension. Sans parler de sa sœur. (3)  Alors que Russell, ce petit-fils d’un Premier ministre victorien, ce membre de la Chambre des Lords, quel motif a-t-il de se faire remarquer en s’adressant au grand public ? À croire qu’une vie d’intellectuel miséreux est une excuse, un héritage aristocratique, une faute.
           
            Cependant, la cause essentielle de la méprise sur La Conquête du bonheur vient surtout d’une particularité de l’œuvre de Russell en général. Denis Vernant met en évidence ce caractère singulier dans sa présentation à un autre livre du philosophe, Mysticisme et Logique. Le professeur attire notre attention sur le contraste, dans ce recueil, entre « articles populaires » et « articles techniques », contraste à tel point surprenant que «  si l’ouvrage n’était paru en 1917 à une époque cruciale dans le développement de la pensée de Russell, on pourrait croire qu’il s’agit d’un recueil mineur dans lequel l’auteur recycle des “ fonds de tiroir ”. ( … ) Lire de façon pertinente ce recueil requiert donc de poser la question de l’unité de l’ouvrage et, par-delà, de tout l’œuvre de Russell et, in fine, de sa vie même. » (4)
            Une question similaire doit guider la lecture de La conquête du bonheur. Il ne s’agit pas d’une parenthèse à but lucratif dans la vaste production russellienne mais d’une étape où des éléments en apparence hétéroclites s’articulent autour d’une question nouvelle dans son cheminement philosophique : comment être heureux ? Écrites à l’approche de la soixantaine, certaines pages préfigurent son autobiographie, comme par exemple celle où il confesse sa souffrance d’enfant sauvé par sa passion pour les mathématiques. On a d’ailleurs parfois du mal à croire que les idées mises en jeu constituent un bilan plutôt qu’un projet tant elles ont d’allant et dispensent le lecteur du ton sentencieux pris parfois par les aînés pour guider les plus jeunes. Russell, au propre comme au figuré, ne joue pas les anciens combattants. Le livre évoque une mue, celle d’un homme qui a été malheureux puis est devenu heureux par un effort de volonté et a décidé de le rester. Russell ignore qu’il lui reste encore quarante ans à vivre mais cette longévité n’est guère surprenante si on se fie à l’ingéniosité qu’il déploie pour exister. Sans qu’il le cite, il y a probablement du Spinoza derrière cet effort à tendre vers la joie plutôt que vers la tristesse.  
            Le livre n’est donc pas un accident ou un écart dans un travail censé être plus sérieux. Il est un moment de la trame continue d’une existence où la question des pouvoirs de la raison reste centrale. Cette question s’était imposée, sous sa forme théorique, lorsque Russell cherchait à établir une mathématique exempte de toute intuition. Elle domine dans La conquête du bonheur sous son aspect pratique. Comment être heureux en étant raisonnable et rationnel ? Il n’y a, dans ces deux facettes du rationalisme, ni rupture ni opposition, tant dans la chronologie des écrits que dans leur sens.
           
            En réalité, La conquête du bonheur est un livre important car il anticipe, à travers les premières manifestations techniques, sociales et politiques de l’après Première Guerre mondiale, ce que sera notre monde. La fatigue accumulée dans les transports en commun, dans les bureaux où l’on subit la pression de sa hiérarchie et aggravée par les tracas que l’on se crée soi-même sévissait déjà. Or, que sont ces maux sinon ceux que nous nommons aujourd’hui surmenage, stress voire burn out ? Le chapitre intitulé L’esprit de compétition dresse un portrait saisissant de l’homme d’affaires pris dans les filets du capitalisme sauvage et les étudiants en science des grandes universités des États-Unis étaient déjà incultes…
            Attardons-nous sur la fin du chapitre IX, «  La peur de l’opinion publique »  clôturant la première partie du livre. Russell constate : «  Si les journaux décident de prendre une personne inoffensive comme bouc émissaire, le résultat peut être terrible. » Puis il annonce :  « Jusqu’ici c’est un sort auquel heureusement la plupart des gens échappent grâce à leur vie obscure ; mais à mesure que la publicité perfectionne de plus en plus ses méthodes, il y a un danger croissant dans cette nouvelle manifestation de la persécution sociale. » (5) Comment, en 2015, ne pas voir dans les réseaux sociaux et plus globalement la révolution Internet ce perfectionnement des méthodes de communication que le philosophe prévoit et dont il mesure les conséquences à venir pour le bonheur et la liberté individuelle ?
           Cette préscience, qui n’a rien à voir avec de la prédiction car elle s’appuie sur une compréhension lucide du monde dont il est contemporain témoigne, si c’était nécessaire, de ce qu’est un rapport philosophique au monde. Car tandis que le non philosophe s’enthousiasme de la nouveauté ou la condamne dans un même mouvement où l’ignorance le dispute au préjugé, le philosophe se détache en apparence du monde actuel – Russell le fit par sa plongée dans la logique - pour être du Monde. Il est celui pour qui «  après moi le déluge » relève d’un aveuglement dangereux et d’un désintérêt coupable.
           
            Avec l’avènement de la télévision, Russell continue à s’adresser à un public de plus en plus large. Il est émouvant de le voir sur ces images en noir et blanc, long et maigre vieillard élégant au regard malicieux. Parfois, il fume avec la provocation tranquille d’une célébrité trop vénérable pour qu’on ose lui en faire le reproche. Il parle de ses thèmes favoris, l’avenir du monde ou les méfaits des dogmes (6) . La publication récente en France d’ouvrages qui ont fait sa notoriété dans le monde anglo-saxon, ouvrages jugés parfois scandaleux (7 ) , prouve que sa pensée - pour peu que les spécialistes de la philosophie classique passent outre leurs préjugés et le public de manuels de coaching simplistes se soucie de plus de profondeur - redonne au philosophe le rôle qu’il avait dans l’Antiquité, celui d’un conseiller bienveillant, conscient d’être faillible mais toujours raisonnable et fascinant.
           

(1) Autobiographie, traduction d’Antoinette et Michel Berveiller, Les Belles Lettres 2012, tome 2 p. 492.
(2) La Conquête du bonheur, traduction de N. Robinot,  Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 9.
(3) Ces remarques n’enlèvent rien à ma prédilection pour le Nietzsche qui philosophe à coups de marteau.
(4) Dans la présentation de Mysticisme et logique, Vrin 2007, p. 8.
(5) La Conquête du bonheur p. 128.
(6) Voir par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=1bZv3pSaLtY, https://www.youtube.com/watch?v=O8h-xEuLfm8, https://www.youtube.com/watch?v=0F6J8o7AAe8.
(7) Par exemple Le mariage et la morale suivi de Pourquoi je ne suis pas chrétien, traduction de Gabriel Beauroy et Guy Le Clech, Les Belles Lettres 2014.


Déjà un article consacré à  Russell sur ce blog :
Bertie, ce héros.
Au Souffle des pages, août 2014


Le Garn, avril 2015