L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

jeudi 26 décembre 2013

Créer au-delà de la technique.

            L’envie m’a prise de réentendre Carmen. J’ai sorti le CD de sa boîte, l’ai glissé dans le lecteur et pensé à Nietzsche. Je ne peux écouter Carmen sans songer à la passion du philosophe pour cet opéra. Il avait dû si souvent l’entendre. Ou peut-être que non. Car il devait attendre qu’il soit joué… Mais ça y était, il pénétrait dans le théâtre. Il allait, avec extase, retrouver ce que sa mémoire avait conservé, redécouvrir ce qu’elle avait oublié et gagner en enthousiasme. Puis, longtemps après les applaudissements finaux, de retour à la solitude silencieuse de sa chambre, l’œuvre se faisait l’hôte choyé de son âme. Qu’il avait dû avidemment écouter orchestre et chanteurs pour que rien ne puisse l’en chasser, pas même la folie.
           Mon extrapolation n’est ni nostalgique ni critique. Le procès d’une technique sans laquelle, pour des raisons d’éloignement géographique entre autres, j’aurais été privée de pans entiers de l’art, serait injuste et absurde. Pourtant, cette nouvelle donne (nouvelle au regard de la longue histoire de l’art) a conduit à un antagonisme entre puristes et grand public, les premiers, assidus aux spectacles vivants, aux salles de cinéma et autres galeries d’art jugeant toute autre approche dénuée de sens, les seconds se contentant de ce qui est à leur portée. Mais les seconds ne me semblent pas dupes de la part escamotée par le voile des techniques de diffusion – ce n’est pas en vain que l’on distingue par exemple “ petit ” et “ grand ” écran. Quant aux premiers, sont-ils conscients que malgré tous leurs efforts, vivre dans le monde technologique modifie leur rapport aux œuvres ? Car la possibilité de l’usage de la technologie modifie presque autant que l’usage lui-même la position du spectateur. Ce dernier ne peut éprouver, comme l’éprouvèrent nos aïeux, l’urgence intégrale de s’emparer d’une création aussitôt donnée aussitôt reprise. S’il ne peut se déplacer, du moins pourra-t-il acheter le disque ou le catalogue de l’exposition, sans parler des téléchargements et visites virtuelles. Et il fera de même s’il veut conserver un souvenir. En ouvrant la voie à ces “ si ”, la technique ferme de fait la voie à la rareté. C’est l’un des aspects de la culture de masse.
            Les supports de diffusion sont ainsi devenus pour l’art ce que la béquille est pour le boiteux, un mieux que rien. Faut-il se réjouir de ce qu’ils offrent ou regretter la rareté à laquelle ils essaient de remédier ? À moins que le problème se pose en d’autres termes.
            Depuis le XXe siècle, on crée avec la technique ou malgré elle, mais que serait une création au-delà d’elle ? Une création dans laquelle elle ne serait ni voile ni béquille mais parviendrait à former un corps inédit avec elle comme apparaissent, paradoxalement, “ naturels ” tous les artifices artistiques depuis la naissance de l’art ? Cette redondance du suffixe raconte assez cette symbiose. La littérature y est parvenue, qui n’a rien perdu et beaucoup gagné avec l’imprimerie.


Le Garn le 26 décembre 2013.