L'auteur

Titulaire d'un Doctorat en philosophie et d'une maîtrise en histoire, l'auteur est restée fidèle à ses deux «initiateurs» en philosophie, Nietzsche et Kierkegaard, mais admire tout autant Spinoza, Russell, Arendt...
Marie-Pierre Fiorentino

samedi 2 juin 2012

Jeanne

A Maman

1
C’était une dame aux yeux pétillants, même devenus aveugles. À chaque sortie d’un de ses livres, à chaque article dans un magazine ou reportage à la télé, je la guettais comme une amie dont on ne veut pas manquer les rares passages. Je m’inquiétais aussi pour quand elle ne serait plus là. On sait que ce jour arrivera nécessairement. Mais ceux qui ont la politesse de le retarder au maximum pour le rendre plus discret ont aussi la cruauté de nous laisser espérer qu’ils vivront toujours. Jacqueline de Romilly est partie à 97 ans avec une dernière délicatesse pour ses admirateurs anonymes, Jeanne.

2
Elle a décidé que le sujet grammatical du livre serait, comme son titre, un prénom. Pas Le livre de ma mère, déjà pris. Mais Jacqueline de Romilly ne l’aurait probablement pas choisi. «Ma mère » est une expression de fils, une expression de Cohen ou de Gary rendant hommage à l’être le plus important de leur vie qui se trouve être une femme. Jacqueline de Romilly, avant elle Colette vis-à-vis de Sido, nous racontent la vie d’une femme qui se trouve être leur mère. Cette différence tient-elle au sexe des auteurs ? L’hypothèse répugne au féminisme que je défends. C’est surtout que plus que d’autres, Jacqueline de Romilly parvient à se faire biographe. Qu’elle cite souvent des sources ( coupures de presse, lettres, témoignages ) comme à propos d’une étrangère interloque. Découvrirait-elle Jeanne avec laquelle elle a presque toujours vécu ? En partie oui, selon son propre aveu.
Jeanne car la fille ne veut pas réduire la personne à la mère.

3
Laisse flotter les rubans, le recueil de nouvelles de Jacqueline, m’avait un peu ennuyée par une façon trop… académique - une évidence et un comble pour l’une de nos rares Académicienne. Je relis, maintenant guidée par Jeanne, ces brèves histoires, l’un des genres où la mère prématurément veuve s’était illustrée pour vivre. Cette grand-mère émue de retrouver dans son coffret à bijoux les boucles d’oreilles que son jeune époux lui avait offertes avant de disparaître à la guerre, n’est-elle pas une transposition de Jeanne, veuve après cinq ans de mariage ? Et cette camarade de lycée, Lia, dans Une histoire pleine de trous, a-t-elle réellement existé comme d’autres amis juifs de la mère et de la fille, déportés alors qu’elles ont pu échapper aux rafles ? Ou Véra, dans les deux dernières nouvelles, n’est-elle pas un portrait recommencé de Jeanne, dont le prénom est attribué à « une cousine qui est toujours seule » ? Jeanne se dédouble, se démultiplie comme dans une pièce tapissée de miroirs. Jeanne est morte et le chagrin devient une langue universelle, Par delà Babel. « Elle voulait dire qu’elle avait aussi, ou avait eu une mère, et qu’il n’y a rien de plus précieux dans la vie. Elle voulait dire que cette tendresse-là n’était jamais supplantée par aucune autre (…) Il lui manquerait toujours ce recours, cette confiance jamais déçue que l’on connaît une seule fois dans sa vie ».
Laisse flotter les rubans préfigure Jeanne volontairement posthume. Il est moins indécent, quand on est pudique, de s’épancher par personnages interposés que dans le récit de l’histoire familiale.

4
La longévité rayonnante de notre illustre helléniste s’éclaire à la lecture de Jeanne. Les vieilles personnes qui furent des enfants choyés sans jamais douter que c’était tout naturel conservent une confiance en l’existence presque espiègle. Ce qui n’empêche pas la nostalgie, cette petite cicatrice que l’on regarde ou que l’on caresse pour se raconter, avec délectation, l’histoire de ce qui n’est plus hors de nous mais subsiste en nous. Si Jacqueline était devant moi, je lui dirai, « ne pleurez plus ce tapis rose qu’elle vous avez offert et dont, démodé et usé, vous vous êtes débarrassée ; vos pieds qui l’ont si souvent foulé sont imprégnés de la tendresse de ce cadeau. Mais comme je partage votre détresse d’un moment quand vous y pensez!»

Jacqueline de Romilly, Jeanne, Éditions de Fallois, 2011, et Laisse flotter les rubans, chez le même éditeur, 1999.